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DE LA MORALE DES INTÉRÊTS MATÉRIELS ET DE CELLE DES DEVOIRS


Le ministère a inventé une morale nouvelle , la morale des intérêts; celle des devoirs est abandonnée aux imbéciles. Or, cette morale des intérêts, dont on veut faire la base de notre gouvernement, a plus corrompu le peuple dans l'espace de trois années que la révolution dans un quart de siècle.

Ce qui fait périr la morale chez les nations, et avec la morale les nations elles mêmes, ce n'est pas la violence, mais la séduction; et par séduction j'entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. Les hommes prennent souvent l'erreur pour la vérité, parce que chaque faculté du coeur et de l'esprit a sa fausse image: la froideur ressemble à la vertu, le raisonner à la raison, le vide à la profondeur, ainsi su reste.

Le dix-huitième siècle fut un siècle destructeur; nous fûmes tous séduits. Nous dénaturâmes le politique, nous nous égarâmes dans de coupables nouveautés en cherchant l'existence sociale dans la corruption de nos mœurs. La révolution vint nous réveiller: en poussant le Français hors de son lit, elle le jeta dans la tombe. Toutefois, le règne de la terreur est peut être, de toutes les époques de la révolution, celle qui fut le moins dangereuse à la morale, parce qu'aucune conscience n'était forcée: le crime paraissait dans sa franchise. Des orgies au milieu du sang, des scandales qui n'en étaient plus à force d'être horribles; voilà tout. Les femmes du peuple venaient travailler à leurs ouvrages autour de la machine à meurtre comme à leurs foyers: les échafauds étaient les mœurs publiques et la mort le fond du gouvernement. Rien de plus net que la position de chacun: on ne parlait ni de spécialité, ni de positif, ni de système d'intérêts. Ce galimatias des petits esprits et des mauvaises consciences était inconnu. On disait à un homme:"Tu es royaliste, noble, riche:meurs;" et il mourait. Antonelle écrivait qu'on ne trouvait aucune charge contre de tels prisonniers, mais qu'il les avait condamnés comme aristocrates: monstrueuse franchise, qui nonobstant laissait subsister l'ordre moral; car ce n'est pas de tuer l'innocent comme innocent qui perd la société, c'est de le tuer comme coupable.

En conséquence, ces temps affreux sont ceux des grands dévouements. Alors les femmes marchèrent héroïquement au supplice; les pères de livrèrent pour les fils, les fils pour les pères; des secours inattendus s'introduisaient dans les prisons, et le prêtre que l'on cherchait consolait la victime auprès du bourreau qui ne le reconnaissait pas.

La morale sous le Directoire eut plutôt à combatte la corruption des mœurs que celles des doctrines; il y eut débordement. On fut jeté dans les plaisirs comme on avait été entassé dans les prisons; on forçait le présent à avancer des joies sur l'avenir, dans la crainte de voir renaître le passé. Chacun, n'ayant pas encore eu le temps de se créer un intérieur, vivait dans la rue, sur les promenades, dans les salons publics. Familiarisé avec les échafauds, et déjà moitié sorti du monde, on trouvait que cela ne valait pas la peine de rentrer chez soi. Il n'était question que d'arts, de bals, de modes; on changeait de parures et de vêtements aussi facilement qu'on se serait dépouillé de la vie.

Sous Bonaparte la séduction recommença, mais ce fut une séduction qui portait son remède avec elle:Bonaparte séduisait par un prestige de gloire, et tout ce qui est grand porte en soi un principe de législation. Il concevait qu'il était utile de laisser enseigner le doctrine de tous les peuples, la morale de tous les temps, la religion de toute éternité.

Je ne serais pas étonné de m'entendre répondre:Fonder la société c'est un devoir, c'est l'élever sur une fiction; la placer dans un intérêt, c'est l'établir dans une réalité. Or, c'est précisément le devoir qui est un fait et l'intérêt une fiction. Le devoir qui prend source dans la divinité descend dans la famille, où il établit des relations réelles entre le père et les enfants; de là, passant à la société et se partageant en deux branches, il règle dans l'ordre politique les rapports du roi et du sujet; il établit l'ordre moral, la chaîne des services et des protections, des bienfaits et de la reconnaissance.

C'est donc un fait très positif que le devoir, puisqu'il donne à la société humaine la seule existence durable qu'elle puisse avoir.

L'intérêt, au contraire, est une fiction quand il est pris comme on le prend aujourd'hui, dans son sens physique et rigoureux, puisqu'il n'est plus le soir ce qu'il était le matin, puisqu'à chaque instant il change de nature, puisque fondé sur la fortune il en a la mobilité.

Par la morale des intérêts chaque citoyen est en état d'hostilité avec les lois et le gouvernement, parce que dans la société c'est toujours le plus grand nombre qui souffre. On ne se bat point pour des idées abstraites d'ordre, de paix, de patrie; ou si l'on se bat pour elles, c'est qu'on y attache des idées de sacrifices; alors on sort de la morale des intérêts pour renter dans celle des devoirs: tant il est vrai que l'on ne peut trouver l'existence de la société hors de cette sainte limite!

Qui remplis ses devoirs s'attire l'estime; qui cède à ses intérêts est peu estimé. C'était bien du siècle de puiser un principe de gouvernement dans une source de mépris! Elevez les hommes politiques à ne penser qu'à ce qui les touche, et vous verrez comment ils arrangeront l'Etat; vous n'aurez par là que des ministres corrompus et avides, semblables à ces esclaves mutilés qui gouvernaient le Bas-Empire et qui vendaient tout, se souvenant d'avoir eux-mêmes été vendus.

Remarquez ceci: les intérêts ne sont puissants que lors même qu'ils prospèrent; le temps est-il rigoureux, ils s'affaiblissent. Les devoirs, au contraire, ne sont jamais si énergiques que quand il en coûte à les remplir. Le temps est-il bon, ils se relâchent. J'aime un principe de gouvernement qui grandit dans le malheur: cela ressemble beaucoup à la vertu.

Quoi de plus absurde que de créer deux peuples: Ne soyez pas désavoués! N'ayez pas d'enthousiasme! Ne songez qu'à vos intérêts! C'est comme si on leur disait:Ne venez pas à notre secours, abandonnez-nous si tel est votre intérêt. Avec cette profonde politique, lorsque l'heure du dévouement arrivera, chacun fermera sa porte, se mettra à la fenêtre et regardera passer la monarchie.


Châteaubriand

Mémoires d'Outre-Tombe

Livre XXV – Chap.10

Article publié dans "le conservateur" du 5 décembre 1818.